Le Monde Diplomatique, mai
2005
" Un regard calme sur l’Algérie ", d’Akram
Belkaïd
Les livres sur l’Algérie se font de
plus en plus rares, preuve, peut-être, que la situation dans ce pays est entrée
dans une phase de " normalité " après la terrible tragédie des années 1990.
Raison de plus pour poser Un regard calme sur l’Algérie, comme le propose Akram
Belkaïd (1). Le mérite essentiel de cet ouvrage – rédigé par un journaliste qui
a quitté le pays en 1995, mais qui y a conservé de nombreuses attaches
familiales, amicales, professionnelles – est de sortir des appartenances
idéologiques tranchées.
Pendant de nombreuses années, il
fallait dire, d’emblée, si l’on parlait à partir du camp des " éradicateurs "
(les partisans de la guerre totale contre l’obscurantisme religieux) ou de celui
des " dialoguistes " (favorables à un accord avec les islamistes). Le livre
d’Akram Belkaïd se propose de dépasser ces clivages devenus artificiels en
dévoilant des aspects bien peu observés.
L’auteur ne s’arrête pas à la
complexité des rivalités de clans, des haines personnelles et des intérêts
économiques. Sous sa plume, la succession des événements qui ont plongé le pays
dans une impitoyable guerre civile prend un tour nouveau. Il raconte ainsi, à
partir d’expériences personnelles, l’incroyable montée islamiste dans les années
1980. Parfois une simple anecdote vaut plus que cent discours. Il assiste par
hasard aux obsèques de Cheikh Soltani, un des leaders fondamentalistes, et
découvre, abasourdi, les regards de haine, la détermination terrible des
militants d’un genre nouveau, vêtus du khamis (la tenue traditionnelle afghane)
faisant irruption à Alger en... 1984. Les concerts de raï de 1986 sont le
théâtre d’une puissante démonstration de force d’une jeunesse impatiente,
désespérée et pressée d’en découdre avec le pouvoir. Et les émeutes d’octobre
1988 lui permettent de voir de très près la façon dont l’Etat algérien répond à
cette jeunesse.
Mais l’auteur ne se contente pas de
fustiger les responsables et les islamistes qui menacent avec un projet de
société tout droit venu du Moyen Age : il s’attaque aussi au " camp démocrate ",
incapable de s’adresser à la société, de surmonter ses divisions, et, pour
certains de ses membres, désireux de réformer " de l’intérieur " un système
hérité d’un temps où l’autoritarisme d’un parti unique régnait en maître (le
parallèle entre l’effondrement des systèmes soviétique et algérien est
saisissant).
Puis c’est la plongée dans
l’horreur, et Akram Belkaïd n’hésite pas, pour qualifier cette période cruelle,
à dire que l’Algérie a, en fait, connu une véritable " guerre civile ". Ce
terme, les partisans du système ont évité de l’utiliser pendant des années,
minimisant la gravité de la situation. " Quand des Algériens en tuent d’autres,
quand des familles pleurent des disparus, quand les forces de l’ordre ont
recours à des méthodes expéditives au mépris de la loi, mais aussi quand une
région entière, en l’occurrence la Kabylie, finit de guerre lasse par se
révolter contre le pouvoir central, il faut bien admettre, qu’on le veuille ou
non, que l’Algérie a vécu, depuis 1992, une situation de guerre civile.
"
Très loin des discours qui veulent
tout expliquer à partir des forces occultes agissant dans les labyrinthes
obscurs du pouvoir, Belkaïd s’interroge, de cette sombre période jusqu’à nos
jours, du point de vue de la société silencieuse... et conservatrice. Il évoque
la condition des femmes qui auraient été sauvées par l’intervention de l’armée :
" Sait-on comment elles vivent dans l’Algérie des années 2000 ? Comme hier. Les
filles sans voile sont suspectes, la jeune femme ne se marie pas sans l’accord
de son tuteur ; le mâle peut prendre quatre épouses ; pour les jeunes du
quartier et leur mère, la voisine divorcée est une catin ; répudier sa compagne
est plus rapide que surfer sur Internet ; la femme de ménage qui travaille dans
une base pétrolière du Sud est violée par des voyous mais la justice ferme
l’œil. Pour les femmes, l’Algérie, ce n’est pas l’intégrisme du FIS, mais cela y
ressemble fort. "
Ce livre est bien plus qu’un récit
d’événements qui ont frappé l’Algérie. Il ouvre une réflexion sur les blocages
et les archaïsmes des sociétés méditerranéennes, arabes, musulmanes ; et permet
de voir les combats livrés, à l’intérieur du pays, pour la démocratie
politique.
Benjamin Stora
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