Ouvrage paru en Février 2005

mardi

Note de lecture de Benjamin Stora, Le Monde Diplomatique, mai 2005

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Le Monde Diplomatique, mai 2005
 
" Un regard calme sur l’Algérie ", d’Akram Belkaïd

Les livres sur l’Algérie se font de plus en plus rares, preuve, peut-être, que la situation dans ce pays est entrée dans une phase de " normalité " après la terrible tragédie des années 1990. Raison de plus pour poser Un regard calme sur l’Algérie, comme le propose Akram Belkaïd (1). Le mérite essentiel de cet ouvrage – rédigé par un journaliste qui a quitté le pays en 1995, mais qui y a conservé de nombreuses attaches familiales, amicales, professionnelles – est de sortir des appartenances idéologiques tranchées.

Pendant de nombreuses années, il fallait dire, d’emblée, si l’on parlait à partir du camp des " éradicateurs " (les partisans de la guerre totale contre l’obscurantisme religieux) ou de celui des " dialoguistes " (favorables à un accord avec les islamistes). Le livre d’Akram Belkaïd se propose de dépasser ces clivages devenus artificiels en dévoilant des aspects bien peu observés.

L’auteur ne s’arrête pas à la complexité des rivalités de clans, des haines personnelles et des intérêts économiques. Sous sa plume, la succession des événements qui ont plongé le pays dans une impitoyable guerre civile prend un tour nouveau. Il raconte ainsi, à partir d’expériences personnelles, l’incroyable montée islamiste dans les années 1980. Parfois une simple anecdote vaut plus que cent discours. Il assiste par hasard aux obsèques de Cheikh Soltani, un des leaders fondamentalistes, et découvre, abasourdi, les regards de haine, la détermination terrible des militants d’un genre nouveau, vêtus du khamis (la tenue traditionnelle afghane) faisant irruption à Alger en... 1984. Les concerts de raï de 1986 sont le théâtre d’une puissante démonstration de force d’une jeunesse impatiente, désespérée et pressée d’en découdre avec le pouvoir. Et les émeutes d’octobre 1988 lui permettent de voir de très près la façon dont l’Etat algérien répond à cette jeunesse.

Mais l’auteur ne se contente pas de fustiger les responsables et les islamistes qui menacent avec un projet de société tout droit venu du Moyen Age : il s’attaque aussi au " camp démocrate ", incapable de s’adresser à la société, de surmonter ses divisions, et, pour certains de ses membres, désireux de réformer " de l’intérieur " un système hérité d’un temps où l’autoritarisme d’un parti unique régnait en maître (le parallèle entre l’effondrement des systèmes soviétique et algérien est saisissant).

Puis c’est la plongée dans l’horreur, et Akram Belkaïd n’hésite pas, pour qualifier cette période cruelle, à dire que l’Algérie a, en fait, connu une véritable " guerre civile ". Ce terme, les partisans du système ont évité de l’utiliser pendant des années, minimisant la gravité de la situation. " Quand des Algériens en tuent d’autres, quand des familles pleurent des disparus, quand les forces de l’ordre ont recours à des méthodes expéditives au mépris de la loi, mais aussi quand une région entière, en l’occurrence la Kabylie, finit de guerre lasse par se révolter contre le pouvoir central, il faut bien admettre, qu’on le veuille ou non, que l’Algérie a vécu, depuis 1992, une situation de guerre civile. "

Très loin des discours qui veulent tout expliquer à partir des forces occultes agissant dans les labyrinthes obscurs du pouvoir, Belkaïd s’interroge, de cette sombre période jusqu’à nos jours, du point de vue de la société silencieuse... et conservatrice. Il évoque la condition des femmes qui auraient été sauvées par l’intervention de l’armée : " Sait-on comment elles vivent dans l’Algérie des années 2000 ? Comme hier. Les filles sans voile sont suspectes, la jeune femme ne se marie pas sans l’accord de son tuteur ; le mâle peut prendre quatre épouses ; pour les jeunes du quartier et leur mère, la voisine divorcée est une catin ; répudier sa compagne est plus rapide que surfer sur Internet ; la femme de ménage qui travaille dans une base pétrolière du Sud est violée par des voyous mais la justice ferme l’œil. Pour les femmes, l’Algérie, ce n’est pas l’intégrisme du FIS, mais cela y ressemble fort. "

Ce livre est bien plus qu’un récit d’événements qui ont frappé l’Algérie. Il ouvre une réflexion sur les blocages et les archaïsmes des sociétés méditerranéennes, arabes, musulmanes ; et permet de voir les combats livrés, à l’intérieur du pays, pour la démocratie politique.

Benjamin Stora

(1) Akram Belkaïd, Un regard calme sur l’Algérie, Seuil, Paris, 2005, 284 pages, 21 euros.
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